Se levant après sa petite déclaration théâtrale, Lucie inspecte les jeunes d’un œil critique. Devant elle, les élèves s’étalent sur leur chaise, dans une classe définitivement surchargée. Une si petite salle, pour un si grand nombre d’hormones en ébullition. Si elle devait faire cela tous les jours, toute sa vie, Lucie ne doute pas un seul instant qu’elle finirait par devenir folle. Ce n’est pas de la faute des élèves, ceux-ci sont très calmes, un poil trop cyniques, mais définitivement attentifs. Enfin, autant qu’un ado peut l’être. Arrivée à la fenêtre, la jeune femme s’autorise un regard en extérieur. Le ciel est lourd, chargé de nuages menaçants, et elle se fait vaguement la réflexion qu’elle va encore foutre en l’air sa coiffure si jamais la moindre goutte d’eau venait à perturber tout ça.
« Quand j’écrivais un texte librement, reprend-elle. Même s’il n’était pas lu par un humain, je m’amusais. C’était un peu un monde à part ce stage. Et le métier vous force à entrer dans des mondes parallèles. Lorsque vous écrivez, ou composez dans votre tête à votre pause-café, vous ne pouvez vous empêcher de vous prendre pour un artiste. Ou du moins, j’ai toujours eu ce travers. »
Se tournant vers eux, et prenant appui sur l’encadrement de la fenêtre, Lucie détaille avec intérêt les différentes têtes qui s’offrent à elle. Si certains visages sont parfaitement indéchiffrables, une grande majorité la regarde avec une certaine pitié. Artiste, sans déconner ?!
« C’est peut-être cet aspect rêveur qui m’a fait écrire autant et si vite, et qui me permet encore aujourd’hui de ne pas compter les mots, au point de devoir tailler dans le gras. Je ne m’ennuie pratiquement jamais dans mon métier. À condition, évidemment, de ne pas trop me demander la soupe commerciale habituelle. Je savais déjà que c’était un incontournable, mais j’avais pris goût – à cause du stage – au fait de pouvoir verser de l’humour à profusion, et transmettre des informations, et des idées. À peine un bout de clavier dans le milieu, que je désirais déjà le réformer.
— C’est un peu orgueilleux, non ? intervint la même jeune fille avec son style toujours coincé entre les dents.
— Totalement. Orgueilleux, et utopique en fait. Quand on m’a demandé, lors de ce stage, de proposer de nouvelles idées de stratégie rédactionnelle pour les clients, j’ai immédiatement avancé cette fameuse histoire de qualitatif, d’insertion d’émotion, et de contenus réels. Ça n’a rien changé à ce que je pouvais faire dans l’agence, et je ne suis pas certaine qu’aujourd’hui elle travaille réellement différemment. En fait, j’en sais rien du tout. Mais mes heures passées sur le Net tendent à montrer que cela reste un rêve.
— Quoi donc, être un artiste ?
— Ai-je une tête à m’appeler Balavoine ? Non. Je parle du grand mouvement du contenu. De la révolution numérique qui est en marche ! Je n’étais, et ne suis, pas la seule à prôner un retour à un Internet sensé et pensé. Des vieux de la vieille me précédaient déjà dans la prise de cette Bastille numérique. Et eux avaient dû endurer beaucoup plus de refus que moi. Mais les choses paient, et aujourd’hui, le fameux « storytelling » pourrait bien être notre fourche de rébellion. »
Bouche ouverte, œil vitreux, sourcils froncés, air définitivement stupide… De toute évidence, les métaphores ne sont pas leur truc. Ah ! Elle aurait peut-être dû faire sa présentation dans une section littéraire… ? Se raclant la gorge, Lucie tente d’être plus claire :
« Le storytelling… Le fait de raconter une histoire. C’est transparent, non ? Raconter une histoire, en mode « je », « nous », y mettre des réussites, des échecs, des émotions. Eh bien tout ça est à la mode. Et « tout ça », va à l’inverse du contenu « automatique ». C’est plus personnalisé, donc, c’est un premier pas vers la victoire de la qualité sur la quantité. »
Pourquoi n’y a-t-il pas de pause-café dans cette école ? Se demande silencieusement la Rédactrice. Elle en aurait bien besoin, voilà maintenant plus d’une heure et demie qu’elle parle sans pratiquement s’arrêter. Elle va sonner cette récré, oui ?!
« Le truc, c’est que même si certains confrères voulaient remettre la prose au centre de l’exercice, le métier, lui, n’en demandait pas tant. Partir du principe que je devais quelque chose à mes lecteurs a été tout à la fois la bonne façon de penser, et ma grosse erreur de débutante. Mais on y reviendra quand… »
Un tintement strident, glacial, purement mécanique s’élève. Les poils de bras de la jeune femme avec. L’excitation de la fin du cours. Décidément, Lucie n’a pas tout à fait oublié ses vieux réflexes « d’élève au café ».
« On fait une courte pause, et on se retrouve dans une dizaine de minutes. Ne soyez pas en retard ! » Menace l’enseignant.
Les gosses se précipitent à l’extérieur, se poussant pour passer la porte. Sans surprise, cela vexe quelque peu notre héroïne.
Révolution du contenu : utopie ?
Ah, vaste question ! Est-ce que le fait de désirer un contenu plus proche des lecteurs, apportant une valeur ajoutée, est une utopie ?
Est-ce seulement réalisable ? Comment ? Dans quelles circonstances ? Voilà les questions que je me suis posées (et que je continue à me poser) tout au long de ma petite expérience. A chaque fois que je pensais dégager une règle absolue, une idée « parfaite », vous pouviez être certains qu’elle se heurtait à la réalité d’une autre personnalité, d’un autre client, d’un autre lecteur.
A en croire le Web, et les articles pullulant sur la question, les textes doivent être uniques, apporter quelque chose, être intéressants, etc. Mais, et c’est là l’effet pervers : chacun a sa propre définition de l’intéressant. Et les courants ne manquent pas.
- On a la version « sexy-buzzy-porn-writing ». Avec ses titres putassiers, ses listes/tops, ses « articles » d’images ou vidéos…
- La version purement textuelle et dogmatique, avec peu d’intérêt, version « Mémé a rédigé une mini-encyclopédie indigeste ».
- La version « Rebelle de la syntaxe » qui n’hésitera pas une seconde à placer le mot « couilles », à côté de mots beaucoup plus soutenus. (On sent l’autodérision, là ?)
Et je ne vais pas les lister, cela serait beaucoup trop long. A noter que, comme partout, il y a le discours « officiel », et la réalité « commerciale ». Il y a des irréductibles gaulois qui tentent de fonctionner autrement mais… Est-ce que cela paie au moins ? Pour l’instant, et par souci d’honnêteté, de mon côté ça serait plutôt « pas vraiment ».
Si j’attire quatre clampins, je suis heureuse, mais peu me paient. Est-ce dû à mes choix éditoriaux, la longueur de mes textes, le style (Ou la gueule du blog sur laquelle je penche…) ? Ou est-ce dû à ma « jeunesse dans l’coin » ? Je suis toujours incapable de vous dire si cette utopie est viable ou non. Je n’ai pas assez d’expérience pour pouvoir mesurer l’impact réel de cette stratégie de contenus. Vous, peut-être, avez un retour à me faire ? Je vous y invite vivement !
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