Verticalité et privatisation de la parole sur le Web, quand la liberté s’est faite entrave

Internet devait être un lieu de discussion et d’échanges libres, d’acquisition de connaissance et de partage émotionnel sans autre limite que celles de la Loi. Considéré pendant longtemps comme l’outil ultime de la Démocratie, le Net s’est mué en une sorte de danger pour cette dernière, de l’aveu même des castes dirigeantes, puis de ses utilisateurs.

Devenue Web à l’émergence des réseaux sociaux, l’agora populaire s’est transformée en tribunal perpétuel où harcèlement et jugements expéditifs et spectaculaires se font en masse.

Face à cela, les politiques et les plateformes n’ont eu de cesse de vouloir modifier lois et conditions d’utilisations, features et modération.

En résulte une érection massive de barrières et autres filtres, faisant de cette fameuse place publique un gigantesque openspace à bulles de filtres.

De la mise en orbite au branchement à la Matrice

Internet, c’était la parole à toute personne disposant d’une connexion. Une poignée de privilégiés avec des centres d’intérêts particuliers et une utilisation de cette parole conditionnée par leur éducation et leur culture. Avec le Web, et c’est d’autant plus vrai sur Twitter, cette même parole s’est popularisée.

L’émergence des réseaux sociaux a permis une recherche de connexion de la part des particuliers et constructeurs (équipant peu à peu les gens d’ordinateurs, puis tablettes, puis smartphones, puis tout objet connecté). Et cette recherche a permis aux réseaux sociaux de se développer à leur tour, s’adaptant à leurs supports (notamment via des applications et partenariats) poussant toujours plus à cette même connexion.

Peu à peu, toutes les personnes ou presque des pays riches et des pays dits « émergents » ont eu la possibilité de se connecter en direct, et cela, au-delà même de leur âge.

Nous sommes passés d’utilisateurs d’environ une trentaine d’années, type chercheur et/ou Geek des années 90 en train de forumer ponctuellement à propos d’obscurs sujets à des enfants de 8 ans TikTokant comme des professionnels dès le réveil, et crisant à chaque coupure du WIFI.

De l’utilisation conscientisée et trop heureuse de sa chance, nous sommes passés à une seconde nature, érigé en droit absolu. Une prise de parole constante, un branchement permanent au flux du monde.

We are nobody wanna be somebody

L’anonymat largement utilisé et inscrit dans l’ADN du Web a laissé place à une exposition narcissique des gens. Les stars sont devenues des quidams avec compte certifié et le quidam est devenu une star gérant sa comm’ comme un professionnel.

Les CMS et les réseaux sociaux, poussés par une course à la convivialité informatique, ont permis au tout-venant de prendre cette parole, de la vernir selon les codes dominants et de pouvoir la partager au même titre que d’autres. Ainsi fleurissent les sites Web, Blogs, pages persos, pages entreprise, influenceurs en tous genres dont on ne distingue l’origine « fiable et professionnelle » que via un certain nombre restreint de marqueurs.

Comptes certifiés, actualité sponsorisée, nombre de followers… ces marqueurs achetables n’auront pas suffi à marquer cette différence, tant la professionnalisation du branding de Monsieur et Madame Tout-le-Monde changea la donne.

Et puis, quelle importance de toute façon ? Tant que les likes et les partages continuaient, propageant à l’exact même niveau une information officielle d’une émotion éructée en quelques caractères.

A contrario, la publicité, elle, cherchant à infiltrer le cortex de consommateurs toujours plus méfiants et éduqués à ses techniques, aura réussi sa transformation numérique en devenant contenus utiles/engagés/divertissants, toujours plus chargés d’émotions et entretenant le flou quant à sa propre nature.

Les codes étant largement disruptés, les marqueurs brouillés, la pub devenait œuvre et l’inconnu devint leader.

Harcèlement de la personne et fin de la sacralité de la personne publique

La star et personne publique se retrouve donc à parler avec (presque) autant de force que votre voisin de palier. Et votre voisin de palier se retrouve à influencer plus fortement encore son microcosme.

C’est d’ailleurs parce que les « inconnus » ont démontré une puissance d’influence autrement plus élevée que les « officiels », que les marques se sont mises à parier sur ces personnes, créant la notion (et métier) marketing d’influenceur.

Tout le monde a vu sa parole compter et s’est mis à le croire de façon exponentielle. On répond au Pape avec insulte, dévotion ou moquerie comme s’il était dans la pièce d’à côté et on fond en meutes sur des anonymes pour une opinion qui heurte notre sensibilité.

Avec le Web, tous les mots sont mis sur l’exact même plan et leur puissance ne dépend aujourd’hui que de la force mise par la (ou les) personne qui les emploie. De combien de suiveurs vont rallier cette personne, son propos et sa croisade dépendra l’impact de la parole sur la personne ou marque.

Les notions de buzz, badbuzz et shitstorm voient le jour, avec celles de harcèlement, cancel culture et militantisme numérique. Pêle-mêle, pour l’observateur apeuré par cette cacophonie numérique, les hurlements datacentrés se valent et constituent une sauvagerie voire « un ensauvagement » qu’il faut vite contrôler.

Lutte contre le harcèlement et fin du contrat social

A la manière d’un parent retirant une permission à son enfant à la suite d’incartades, les plateformes ferment peu à peu les possibilités de discussions horizontales pour protéger leurs utilisateurs.

L’exemple de ce jour sera Twitter et sa décision de permettre de limiter la possibilité de répondre à un tweet en fonction d’un certain nombre de critères. Désormais, vous pouvez choisir de mener une conversation publique avec quelques-uns de vos followers qui seront les seuls à pouvoir vous répondre ou bien avec l’ensemble de vos followers… ou tout simplement de faire des annonces, en supprimant purement et simplement la fonction « répondre ».

Le réseau social affirme que cela limitera les cas de harcèlements et tous les comptes féministes, pro LGBTQ+ et militant antiracisme et autres militants savent que ça aura un impact. Mais Twitter laisse pour autant la possibilité de « Retweeter avec commentaire », c’est-à-dire de partager un tweet à sa propre communauté, en y répondant. Action largement dénoncée comme étant souvent utilisée comme un appel au harcèlement. Frustrés de ne pouvoir répondre, les habituels rageux jetteront en pâture les propos pour exciter toujours plus leurs propres adeptes.

Le vrai changement va être une nouvelle fois dans les comportements généraux : de retour dans un rapport d’annonce et de parole sacralisée, marques, influenceurs et quidam vont à nouveau se battre pour le droit à l’énonciation dogmatique. En totale contradiction avec la spécificité de son réseau, Twitter referme son espace public pour en faire du papier bulle qui n’éclate qu’à condition de le presser absurdement.

Les plus gros « plocs » redeviennent l’apanage des gros comptes, des anciens et nouveaux dominants de ce médium parasité par la publicité et le politique.

De l’utilisateur, terme qui sous-entendait une certaine activité, nous repassons au consommateur. Et c’est tout ce qu’on « nous » demande, finalement.

Fin de l’anonymat et individualisation de l’internaute

Confortablement installé dans sa bulle de filtre, son nouvel openspace taillé selon de savants algorithmes, l’internaute consomme à nouveau l’information et l’injonction.

Il ne peut plus que « liker and sharer », il n’a plus que le droit à l’adhésion ou au silence. La discussion se fait dans un entre-soi maquillé en bienveillance, et ce qui est considéré comme un « safe-space » numérique devient en réalité une prison sociale, une remise à la caste d’origine.

La parole n’est plus mise en avant, l’internaute l’a supplantée. De son anonymat qui lui permettait de briser des barrières sociales et culturelles, il ne reste rien, si ce n’est la conviction des modérateurs et législateurs que ce même anonymat serait la cause des paroles malheureuses dont nous avons longuement parlé. Pourtant, l’internaute agit en majorité en son propre nom, obligé depuis des années par les plateformes à donner sa vraie identité, lorsqu’il ne se voit pas contraint de présenter ses papiers officiels.

Mais qu’à cela ne tienne, grâce à cette peur qui est littéralement de l’inconnu, on remet un nom sur une parole. Et avec cela, on isole l’utilisateur dans un endogroupe autrement plus restreint que le simple « internaute ». Votre genre, votre ethnie, votre religion, vos opinions politiques, votre orientation sexuelle, votre métier, vos études, votre statut social et économique, vos activités, vos goûts personnels, vos récents achats et jusqu’à vos connexions avec d’autres personnes et marques sur les réseaux… tout ceci vous classe dans des petites cases, jusqu’à vous en créer une parfaitement à votre mesure. Une où vous serez isolé, jamais totalement en accord avec un autre endogroupe, jamais totalement accepté par un autre safe-space.

Et seul, votre pouvoir de harcèlement est réduit à peau de chagrin. Celui de faire entendre politiquement votre voix aussi.

Du droit à la déconnexion à la déconnexion du droit

Scruté par tout le monde, jugé par n’importe qui, vous vous déconnectez en masse.

Facebook se vide de ses occupants, lassés d’avoir famille et amis au courant de la moindre chose et laissant seuls les boomers conspirationnistes monter des appels à la rébellion en masse.

LinkedIn se fait engloutir par des statuts engageants recopiés en masse, activité en ligne toujours moins risquée quand on sait qu’employeurs et potentiels recruteurs vous jugent grâce à ce simple réseau.

Twitter capitule finalement face à son propre modèle social, embrayant le pas des « block-lists » et autres « comptes privés » qui fleurissent depuis des années.

Le retour des discussions de groupe se fait en masse, les solutions comme Slack et autres « chats professionnels » ont le vent en poupe.

Partout, l’internaute se déconnecte de la grande Matrice, on prend la petite pilule pour se brancher à son semblable, persuadés de lutter en petit comité contre un système qui a programmé, ordonné, ces réactions.

Partout, on se branche à ce qui nous ressemble, craignant et rejetant ce qui ne fait pas partie du club. On se sécurise en petits, mais on se divise à grande échelle.

Occupés dans une guerre de gangs, on se détourne du seul ennemi commun qui tremblait hier, et respire mieux depuis quelque temps.

Divisés, ils peuvent à nouveau régner.

Camille Gillet Écrit par :

Auteure - Storyteller freelance "Makes the world a Market Place"

4 Comments

  1. Cales Michelle
    12 août 2020
    Reply

    Tes doigts courent sur ton clavier comme un torrent dévale la montagne. Aucun doute, la Force est avec toi (le savoir et la connaissance aussi).

    • 12 août 2020
      Reply

      Si le torrent étanche la soif, ça me va. S’il n’est qu’une zébrure esthétique dans une vieille croûte, c’est soudain bien moins attrayant. Merci !

  2. Alain
    30 janvier 2021
    Reply

    Félicitations Camille pour les lignes de ton blog.
    J’ai été saisi par ailleurs par ton témoignage diffusé sur France Culture. C’est certainement difficile de relever la tête après ce que tu as subi.
    Le texte ci-dessus montre ton indépendance et ta force de caractère. Écrire, voilà pourquoi tu es faite.
    Courage.

    • 31 janvier 2021
      Reply

      Bonjour Alain,
      Merci beaucoup pour ces mots !

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