Episode 7 – Voyage au centre des plateformes

« Un patron n’est pas plus libre qu’un salarié, vous savez. D’ailleurs, la liberté absolue n’existe pas. Sortez-vous de la tête que le fait d’être libre veut dire « sans contrainte ». C’est une aberration totale. Tant que vous serez assujettis à vos besoins primaires, à la gravité, à la réalité, vous aurez des obligations ! Mais ce n’était pas là que je voulais en venir. »

Sa petite déclaration a provoqué des soupirs. Elle entend même quelqu’un marmonner que l’on n’est pas en cours de philo. Lucie lève les yeux au ciel pour la énième fois depuis son arrivée. Cet exercice est fastidieux, et les idées préconçues ne lui rendent pas le discours facile.

« Je déteste la Presse People, lance la jeune femme. Je la méprise à un point tel que cela frise l’intolérance. Je n’ai pas non plus la mode en odeur de sainteté. Je ne lis pas ces textes, et les écrire ne me serait jamais venu à l’esprit… Et pourtant. Une fois Auto-Entrepreneuse, il fallait bien que je trouve des missions. J’ai donc fait ce que l’on fait tous dans le milieu, j’ai tapé à la porte des plateformes de Rédaction Web.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Comme pour tout besoin, il y a un service, ou un produit en réponse. Vous trouverez des entreprises qui les proposent. Des agences en l’occurrence. Des indépendants, ici moi ; ou des plateformes numériques qui proposent de regrouper des freelances. Reprenons l’exemple de Coca, voulez-vous ? Mettons qu’ils souhaitent faire des économies, ont un très gros volume de textes à faire faire, et peu de temps. Ils vont se tourner vers ces plateformes (qui sont des sites web), et acheter tant de textes, pour telle somme. Coca ne saura jamais qui a réellement écrit pour eux. Il y aura probablement toute une armée de petites mains qui s’en occuperont. Ils seront livrés, et peut-être qu’ils renouvelleront l’expérience.

— Comme les centres d’appels… ? coupe Jonathan timidement. Mon frère travaille dans un truc comme ça, apparemment, il fait le téléphone pour plusieurs sociétés, et les gens qu’il a au bout du fil ne savent même pas qu’ils n’appellent pas EDF, ou autre.

— Excellent parallèle ! acquiesce Lucie, avec un grand sourire. À l’instar d’un jeune désespéré, j’ai donc commencé par ça. C’est très simple de travailler pour les plateformes. Il y a toujours du boulot, et ça vous permet de vous faire la main. Cela dit, de la même manière que « Téléconseiller » ne paie pas… Rédacteur pour plateformes ne paie pas non plus. Il faut travailler beaucoup pour espérer un peu. Même si vous pouvez choisir vos missions, le gros des demandes par ce biais concerne des sites de buzz, people, des fiches produits, des sites de casino, de charme… Tout ce qui ne demande pas trop de personnalisation. Tout ce qui pourrait être rédigé par un robot, quand on y pense.

— Comment ça, ça paie pas ? Pourquoi vous l’avez fait, alors ?

— Mais parce qu’il faut bien commencer quelque part ! On ne se pointe pas tout « frais pondu » en exigeant d’écrire pour tel site de rêve, ou tel journal, les enfants ! Les plateformes constituent la première expérience que tout Rédacteur éprouve. Ça ne paie pas, car les mots se vendent au kilo, comme la viande. Enfin… Aux cent mots. Et nous ne parlons pas de centaines d’euros aux cent mots ! Au-dessus de vous, il y a la plateforme qui doit dégager un bénéfice tout de même. Alors, en tant que producteur en bas de l’échelle, le Rédacteur n’est pas payé des masses. Un peu comme les paysans et les grandes chaînes de distribution, si vous voulez…

— Pourquoi ils n’augmentent pas les prix ?

— Concurrence, les jeunes ! CON-CUR-RENCE ! Le Hard Discount n’est pas l’apanage de l’alimentation, vous savez. Ce phénomène existe partout. Et quand on travaille sur un support International, je peux vous dire que le nombre de concurrents est hallucinant ! Il faut rester compétitif. Pourquoi Coca paierait plus cher pour un service, alors qu’un autre prestataire propose la même chose pour moins ?

— Donc, même en tant que patron, vous avez dû accepter des petits prix ?

— Oui. Et ce n’est pas la seule contrainte ! Je vous disais que je détestais le buzz, les peoples, etc. Je vous le mets dans le mille : j’ai dû m’improviser Rédactrice pour ces sujets ! Vous n’imaginez pas le nombre de textes que j’ai pu écrire sur des personnalités dont j’ignorais même l’existence ! S’esclaffe Lucie en repensant à un groupe de pop Japonaise.

— Ça doit être dur de faire quelque chose qu’on n’aime pas et dans lequel on n’est pas à l’aise.

— Exact. Dur, mais formateur. Vous ne connaissez pas vos limites en tant que scribouillard, tant que vous n’avez pas tenté d’écrire sur tous les sujets possibles ! Vous ne savez pas produire tant que vous n’avez pas été réduit au rôle de « fournisseur de contenus ». Et, croyez-moi : vous ne savez pas pourquoi vous avez choisi ce métier, tant que vous n’en n’avez pas vu les pires aspects ! »

 

A suivre…

 


 

Plateformes de Rédaction, le McDonald’s littéraire

Et voilà, je mets les pieds dans le plat : la fameuse question des plateformes de Rédaction. Le Fast-Food du métier. Il est important d’en parler, car on parle de plus en plus de qualité de contenus. Et pourtant, ces plateformes existent toujours, car il existera toujours des textes qui ne nécessitent pas une prose travaillée !

Je ne souhaite pas aborder la question de la qualité de ces contenus pour le client. Je laisse ça à un billet qui finira par venir. En revanche, je souhaite revenir sur cette expérience. Quand Lucie dit que c’est un passage « obligé », je la plussoie grandement ! De la même manière que les logos sont des passages obligés pour les graphistes, je pense que la plateforme est le « dépucelage » du Rédacteur Web.

Cette façon de travailler, ces impératifs de prix, le panel de thématiques ; tout ceci permet au Rédacteur de se découvrir. Il apprend, non sans blesser son orgueil, qu’il n’est pas un auteur, qu’il n’est pas un artiste. Il découvre que le texte doit répondre à des besoins beaucoup plus primaires qu’il ne l’imaginait. Des besoins de SEO, évidemment, mais également de « sexy ».

Pour l’avoir expérimenté, un texte, traité de façon « buzzy », et de façon « plus originale » n’aura pas du tout le même succès. L’effet « putaclic » est autant de la responsabilité du scribouillard, que de l’internaute qui va s’y engouffrer. Soyons francs cinq minutes : on sait tous qu’on adore le scandale, le sensationnel, l’extravagant. Et cette réalité doit être comprise de tous. Acceptée, et maîtrisée.

Libre au Rédacteur de ne pas choisir ce genre de missions, évidemment. Mais apprendre à maîtriser ces codes, apprendre à produire de gros volumes en un temps record, apprendre l’écriture « automatique » ; tout ceci fait partie du métier. Avant de savoir ce que l’on aime faire, et ce que l’on sait faire, il faut expérimenter ce que l’on n’aime pas. Et je vous le dis : faire semblant de m’intéresser à la vie de Nabila, tout en devant garder un ton sérieux n’est pas drôle du tout !

Pour des raisons de qualité de contenu, évidemment, mais également de prix… C’est d’ailleurs le prochain sujet de l’épisode de jeudi. Un autre tabou : les prix dans la Rédaction Web. J’vais m’faire des copains, tiens…

 

 
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Camille Gillet Écrit par :

Auteure - Storyteller freelance "Makes the world a Market Place"

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