« C’est à cause de votre blog que vous êtes devenue Rédactrice Web ?
— D’une certaine manière, oui. À cause de mes textes surtout. Écrire est un plaisir. Quand j’étais petite, je voulais réellement en faire mon métier. J’ignorais juste comment faire. Journaliste, écrivain publié ? Les choix étaient limités et particulièrement difficiles à mettre en œuvre. Et puis surtout : je ne suis pas d’une génération où le rêve était permis, loin de là. »
Froncement de sourcils dans la salle. Comment ça on n’a pas le droit au rêve ? Lucie sent que cette partie est délicate, il est important de ne pas brider ces jeunes, mais il faut également être réellement pragmatique. Elle décroise les jambes, et affiche un air grave.
« Comme vous, l’école m’a dit que je devais travailler dur pour espérer avoir un emploi plus tard. Comme vous, on ne m’a pas parlé de métiers de l’avenir, de métiers qui sortent des sentiers battus. Non. Au lieu de cela, on m’a parlé d’études supérieures, de jobs de commercial, de Ressources Humaines, de professeur, etc. Si je vous dis qu’il y a plus de dix ans, quand j’étais assise à votre place, si je vous dis que lorsque j’ai parlé d’être Développeur Web, on m’a ri au nez en m’expliquant que jamais je ne trouverai de travail ?
— Mais c’est débile ! s’exclame un garçon vêtu d’un T-shirt Avengers. C’est super porteur maintenant ! Il y a des écoles pour ça, et tout !
— Oui, exactement. Mais à l’époque, ce secteur n’avait pas encore émergé. Personne ou presque n’en parlait, il n’y avait pas d’école, ça n’était pas à la mode. Donc, s’il n’existait pas de cursus précis de « Développeur Web », c’est que ce n’était pas un vrai métier d’avenir. Et je ne vous parle évidemment pas des métiers de Community Manager, ou de Rédacteur Web…
— Êtes-vous en train de dire que l’Éducation Nationale est en retard sur le monde du travail ? intervint soudainement le professeur d’économie.
— Tout à fait. Elle l’a toujours été, je pense… Les fiches distribuées aux enfants ont entre quinze et trente ans de retard. On oriente nos jeunes vers des postes qui, au sortir de leurs études, n’auront plus du tout les mêmes débouchés. C’est une véritable catastrophe pour l’économie et pour l’épanouissement des travailleurs… »
Sur les visages des enfants susnommés, l’inquiétude est lisible. Ils sont tous en première, ont déjà choisi une forme de spécialisation, et beaucoup connaissent déjà l’école dans laquelle ils voudraient être. Et s’ils faisaient une erreur ? Et s’ils payaient des études inutiles, se retrouvaient finalement avec un Bac+5 en poche uniquement pour pointer à Pôle-Emploi… ? Avec un soupir, notre scribouillarde tente d’apaiser les esprits :
« Un diplôme reste un diplôme, les jeunes ! Avoir un Bac+5, quel que soit le domaine valide un certain niveau. Rien n’est inutile dans la vie. Et rien n’est immuable, vous savez. Aujourd’hui, le monde du travail n’est plus figé. Plus personne ou presque ne reste dans la même boîte toute sa carrière. La reconversion est quelque chose de tout à fait répandu. Si vous avez des doutes sur les métiers, soyez connectés à ces mondes-là. Cherchez en permanence à rester en contact avec les nouvelles technologies, avec les actualités, à faire ce qu’on appelle de la « veille ». C’est-à-dire à lire, écouter, apprendre, en continu en rapport avec le sujet ciblé. Tout au long de vos études, la société va évoluer, et vous n’êtes pas à l’abri d’une crise qui changera soudainement la donne. Après tout, l’école n’est pas une carte magique. Vous êtes grands, vous savez désormais qu’il faut vous tenir au courant constamment, alors foncez !
— C’est parce que vous faisiez de la veille que vous avez eu connaissance de votre métier ?
— Absolument pas, c’est un pur hasard, en fait. »
Si Lucie éclata de rire en faisant cette affirmation, les élèves eux, étaient totalement perdus. Les gens aiment bien les solutions toutes prêtes, les parcours en ligne droite, et les vocations depuis le berceau. Mais la réalité est toute autre. Elle est toujours différente.
Le problème de l’orientation dans l’Education Nationale
J’ai un avis assez tranché sur la capacité d’orientation de l’Education Nationale. Il reflète un parcours personnel, et forcément, n’engage que moi. Oh, je ne dis pas que tout ce qu’on nous apprend est mauvais, ou inutile. En revanche, j’ai bel et bien été confrontée à des ratés de la part de conseillers.
L’anecdote sur le Développement Web est vraie. Je me souviens, j’ai commencé à caresser cette idée avant 2005. A l’époque, le fameux « Internet 2.0 » n’existait pas encore (ou du moins, je n’en n’avais pas connaissance), et il me paraissait évident que la création de sites Web était l’avenir. Je n’en ai parlé véritablement qu’en 2006-2007, je ne sais plus, et je me suis heurtée à un énorme mur professoral. Personne n’en voyait l’intérêt. Pour eux, et pour beaucoup d’adultes de l’époque, c’était une voie de garage. J’peux vous dire que j’en ris encore.
Au lieu de cela, du fait de mon profil littéraire, on m’a proposé de faire des études… D’Histoire de l’Art. Non, ne ricanez pas, c’est sérieux. Heureusement pour moi, j’ai la chance de connaître une Historienne de l’Art reconvertie par manque de travail, ça m’a évité la bonne blague de ces longues – et ultra coûteuses – études !
En fait, on a tendance à croire que l’orientation se fait en fonction des résultats de l’enfant, des aspirations parentales, mais jamais en fonction des affinités du futur travailleur, ou même des réalités de l’emploi. On croit encore que l’artisanat et les études professionnelles sont réservés aux cancres, et que les études longues aux élèves doués. Il n’y a pas plus éloigné de la réalité que ce mode de fonctionnement ! Mon profil d’élève douée – mais feignante au possible – m’a appris que les capacités ne rimaient absolument pas avec la faculté à travailler. Et pour faire des études réussies, il faut le vouloir, pas simplement le pouvoir.
Je crois profondément que tant que nous obligerons les enfants à emprunter les routes que nous traçons pour eux, nous continuerons d’alimenter les frustrations professionnelles !
Ce sujet est vaste, et il mériterait que je m’y penche plus sérieusement au cours d’un article dédié. Je pense que vous connaissez, vous aussi, des exemples d’étudiants qui ne collaient pas « au profil » et qui, pourtant, s’en sortent très bien aujourd’hui. Peut-être même avez-vous été dans ce cas ? Partagez votre expérience en commentaires, cela pourrait être très intéressant d’en débattre, et peut-être, d’écrire un billet à ce sujet.
Ayant poussé mon premier hurlement au tout petit jour des glorieuses sixties, j’ ai tendance à dire que je suis né soit dix ans trop tard, soit dix ans trop tôt.
Dix ans trop tard:
Dans ce cas, j’ aurais eu 18 ans en Mai ’68 et aurais empoigné mon appareil photo pour voir ce qu’ il s’ y passait et l’ immortaliser. Je ne serais jamais passé par la case ingénieur civil et peut-être aurais-je, maintenant, un passé de reporter international. C’ était l’ époque où il était possible de débarquer au bluff dans une rédaction et s’ y faire embaucher comme photographe. Dans ce domaine, la passion importait plus que les diplômes.
Dix ans trop tôt:
Dans ce cas, j’ aurais fêté mes dix-huit ans avec l’ aube du web qui m’ a toujours fasciné, tant du point de vue technique, esthétique et de communication. Mes études d’ ingénieur civil ne se seraient pas arrêtées en vue de la dernière ligne droite: j’ aurais eu une vraie raison de m’ accrocher. D’ ailleurs, je ne serais probablement pas entré en « ingénieur civil », mais aurais fais le choix de la toute jeune section « informatique ». Avec des possibilités bien plus jouissives que d’ avoir à créer des programmes de comptabilité ou de calcul de trajectoire pour une fusée: c’ est à cette époque que la société Adobe est née, probablement au fond d’ un garage, et a proposé le tout premier logiciel de traitement d’ image, également, nous avons vu arriver sur le marché les premiers ordinateurs dits personnels, même si leurs prix les dédiaient plus à des entreprises ou des écoles.
Tout ceci ouvrant la porte à une informatique bien plus créative que celle proposée dix ans plus tôt.
Parfois, je me dis également victime du « aies d’ abord un bon diplôme, après tu feras ce que tu veux ».
Ce n’ est pas entièrement vrai, juste une partie de la vérité.
C’ est vrai que j’ ai toujours été un « matheux », j’ aimais cet univers de certitudes et de logique, et donc, la voie à suivre paraissait simple: on essaie l’ université et si cela ne fonctionne pas, on se rabat sur une école technique d’ enseignement supérieur.
L’ époque de folie, je peux prendre tous les risques, j’ aurai toujours un emploi, était finie depuis déjà un moment.
A l’ époque l’ enseignement secondaire était moins diversifié, plus linéaire: la partie qui menait à l’ université, celle qui menait à l’ enseignement supérieur non universitaire et celle qui menait à une formation diplomante à dix-huit ans. Mais restait, du moins dans les deux premières, relativement ouverte sur la spécialisation, littéraire ou scientifique.
Maintenant, l’ enseignement secondaire oblige à déjà faire des choix définitifs bien avant d’ en être arrivé au bout.
Ceci pour parler du « l’ enseignement est toujours en retard d’ une guerre », avec lequel je ne suis pas entièrement d’ accord.
Mais je suis d’ une autre génération où le marché de l’ emploi, les avancées technologiques, marchaient d’ un pas plus lent que de nos jours et permettaient à l’ enseignement de ne pas trop perdre du terrain.
Cependant, si je regarde les programmes universitaires actuels dans le domaine des sciences, ils sont malgré tout à la pointe du combat. C’ est un point de vue élitiste, mais si ce dernier était à la traîne, ce serait à désespérer de tout.
Par contre, au niveau des humanités, la multiplicité des options possibles rend les choses plus complexes pour l’ élève, le bloquant bien plus dans une sorte de spécialisation avant même d’ avoir la possibilité de choisir le type d’ enseignement supérieur dans lequel il voudrait entrer.
Wow, merci pour ton témoignage Eric !
Cette question du « je me suis plantée d’époque, c’est pas possible », je me demande si on ne la connait pas tous. A titre personnel, je regrette depuis longtemps de ne pas avoir connu l’époque des 70’s. Celle du « tout possible » dont tu parles. La génération Mitterrand (celle de mes parents), qui avait 20 ans en 88, lors de son second septennat, a été longtemps belle et brillante à mes yeux, avant que je ne comprenne que les problèmes de chômage des jeunes, etc. Arrivaient déjà.
Pourtant, l’ambiance (de ce que j’en perçois, et de mes souvenirs des années 90) me semblait plus propice à la liberté et à l’espoir. Je reboucle sur la fin de ton commentaire : je suis effectivement d’une génération où l’on te prône des vérités qui se veulent vraies (avec tout le pléonasme que cela comporte), mais qui ne relèvent finalement plus que du mythe. Des sortes de « Oui, à une époque, tel métier était porteur, aujourd’hui, non. » que professeurs et conseillers sont majoritairement en train d’asséner à leurs étudiants.
L’on m’a dit tour à tour que le dév’ web, le webdesign, ou l’écriture n’avaient aucun avenir. L’on m’a poussée à partir en L, pour faire de l’Histoire de l’Art à la place… Bref, je n’ai écouté qu’à moitié ces gens, et aujourd’hui : je ne suis qu’à moitié assise sur une chaise.
La course à la spécialisation, pour ma génération, a créé une chiée de gamins (trentenaires aujourd’hui) avec bac+5 en… « Tritouillage de l’algorithme de la troisième décade un jour de pleine lune ». Grand bien lui fasse ! Cette chiée est dans la rue désormais. Et pour les autres, la frange qui n’a pas foncé tête baissée dans ces cases, l’on peut la séparer en deux : les pragmatiques, partis dans des métiers avec qualifications techniques et voies professionnelles ; et les branleurs utopistes. Ceux qui font tout, mais jamais grand chose.
On sait où je me situe.
Oups j’arrive grave après la bataille !
Mais puisque du CTA m’invite à déblatérer sur ma vie perso n’a moi, voilà :
Je suis une glandeuse professionnelle, avec des résultats scolaires excellentissimes. Enfin ça c’était jusqu’à la fin du collège. Parce qu’après on m’a bazardée en bac STI Arts Appliqués parce que « non mais tu ne vas quand même pas gâcher ton potentiel en BEP ». BEP architecture que j’ai intégré après 2 ans de forage total en STI. Voilà. Merci à toi chère (très chère) Éducation Nationale.
Et sinon j’ai écrit et effacé plusieurs fois ma conclusion. Aucune ne me convient. Du coup je n’en mets pas !
Ne t’en fais pas, si on a inventé les tapisseries, c’était pour pouvoir commenter les batailles des siècles après, alors fais-toi plaisir !
Il n’empêche que ton parcours vaut le coup et t’a apporté de sacrés trucs, bifurquer n’est jamais mauvais (d’expérience), ça a donné quoi après l’architecture, comment se fait-ce que tu te retrouves sur un truc à propos de la rédac’ ? Envie de changement ?