Je disais donc qu’il fallait arrêter avec le mythe de la fausse passion professionnelle, qui donnait lieu à des choses ridicules sur les CV. Là, j’aimerais proposer une explication à cela.
Aller, on redevient sérieux, cassez-vous les mouettes, on ratisse la plage.
Travail et plaisir
Il y a un an, j’expliquais qu’en France on était encore dans l’idée que le travail était source de souffrance, et que c’était normal. Du moins, on essaie de nous le faire croire, parce que ça permet de faire ce qu’on veut avec le Code du Travail aussi. Vous savez, le « on n’a rien sans rien ». Ben tiens.
Mais les temps changent (tousse) et on a une nouvelle vague qui arrive, clairement des USA d’ailleurs, avec cette notion de « success story ».
Je veux parler de ce mythe du passionné dans son garage, qui vit exclusivement pour celle-ci, et qui finit par conquérir le monde avec.
Nous sommes actuellement dans une société du Travail. Du « tout travail ». A la question « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? », on va répondre « Je bosse, dans… ». Et il ne faut surtout pas être au chômage, ou homme/femme au foyer, sinon on te zappe. (Faut dire que notre propre sémantique pousse à ça : actifs/inactifs)
Mais à cet impérieux mantra du « Vous travaillez, donc vous êtes », s’ajoute, petit à petit, dans notre société du « bonheur produit », l’injonction : IL FAUT ETRE HEUREUX AU TRAVAIL !
Souriez, vous êtes exploités
Je sais pas vous, mais j’ai remarqué un truc, une équation toute bête :
( – il y a de taff dans le pays + il a d’entrepreneurs passionnés)
Et qui n’a pas vu, dans un blog/site d’un de ces innombrables passionnés de la rédaction-markétée-growth-sisi cette quote ? :
« Choisis un travail que tu aimes, et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie » Confucius
Je ne crois pas qu’il y ait autant de gens qui kiffent leur travail. Je n’y crois pas une seconde. Même moi, tu me dis « j’te file 1k par mois, comme ça, que fais-tu ? » ma réponse est simple : « Je lâche la rédaction web pour me concentrer sur l’écriture, pure. » Et nous sommes nombreux dans ce cas. Mais alors ? Pourquoi voyons-nous fleurir un peu partout des « ravis de la machine à café » ?
Un vieux rêve qu’on partage tous
On doit travailler. Nous sommes dans une société qui nous l’impose, et à moins qu’on ne se mette à se sortir les doigts du cul pour refonder un autre modèle, on est obligé de bosser pour survivre. Je dis bien survivre.
Quand on était petit, on nous disait souvent « si tu as de la chance, tu feras un travail qui te plaira ». Il y avait donc cette idée qu’aimer son job était une chance. Et notre société se voulant de plus en plus « heureuse », nous glissons vers l’idée que ce n’est plus une chance, mais cela doit être une norme.
C’est bien, en fin de compte : oui, il est temps que les gens prennent du plaisir au travail. Mais comme nous n’agissons absolument pas sur les causes du mal-être, nous ne créons qu’une injonction de plus, qu’une névrose supplémentaire, qu’une anormalité à ajouter aux « autres » : c’est anormal de ne pas travailler. C’est anormal de ne pas aimer son job.
Du positivisme comme instinct de survie
À force de nous biberonner à l’idée que nous sommes maîtres de nos destins, et que « quand on veut on peut », on commence à créer doucement, mais sûrement, une société de personnes décidant d’agir sur leur mental.
Cette vague du coaching, vous voyez ?
« Je ne suis pas bien dans ma vie. Mais ça vient de moi. Donc je vais changer, moi. »
Eh oui, c’est tellement plus simple que de changer de système, et de devoir conquérir (probablement à perte, et pour les autres) des idéaux nouveaux. C’est ce qu’on se force à croire. Par peur, flemme, faiblesse. Les trois.
Et, pressurisé dans un quotidien de plus en plus mortifère, dans un travail qui – à force d’être mal payé – devient de plus en plus envahissant (eh oui, faut augmenter le nombre d’heures à bosser du coup), à force d’être pris en étau, il nous reste deux solutions :
Le suicide ou l’optimisme forcené
Pour se lever le matin, pour continuer de produire (toujours plus), il faut une raison. Et la survie ne suffit plus apparemment, car il y a des vagues de burn-out, des vagues de suicide. Et quand on voit (ou croyons voir) comment vivent les autres, grâce aux réseaux sociaux… On se dit qu’on ne peut pas avoir une vie aussi pourrie que ça. Alors on ment.
Être heureux sur Linkedin
Ce qui fait vendre aujourd’hui, ce sont des mots copywrités comme « vision » « passion » « citation » « inspiration » « coworking ». Bref, des mots qui, à la base, on une signification profondément humaniste et belle, et qui, dans cette société de merde ultra-productiviste, sont dévoyés et utilisés pour enfermer l’abrutis dans une illusion.
Plus on vous parlera d’humain, moins on le prend en compte. Nous ne sommes pas dans un modèle qui le permet d’ailleurs. Et comme l’idée vous plaît, et que vous aimez surtout vous raconter des histoires (ce qui m’arrange, on le sait), vous allez donc non pas vous attaquer à la réalité, mais fabriquer un récit.
Une image. Et ça donne cette vague de :
« Je suis passionné par mon travail, c’est trop cool de bosser comme un taré des heures durant, de ne pas voir ma famille et mes amis, de passer mon temps à acheter des produits pour réduire les effets nocifs des autres produits – ou de ma vie, je suis trop heureux, like-moi stp, que je sente que tu reconnais mon bonheur, afin qu’il existe. »
Et le Web, qui est un outil de communication, permet de faire quoi ? Communiquer. Et qu’est-ce qu’on appelle aussi « communication » ? Le Marketing, c’est bien la mouette, t’es attentive.
Donc on fait quoi sur le Web ? Du Marketing. Bravo la mouette, t’es en forme.
Et le propre du Marketing, c’est de faire quoi… ? Attention, question niveau expert : d’arranger la réalité, oui oui… Mentir passe aussi.
Quand l’Humain renonce à lui-même pour incarner sa propre chimère
De notre renoncement à nous battre pour transformer la société, afin qu’elle épouse réellement nos désirs et besoins, découle – et Darwin le disait parfaitement bien – un processus d’adaptation. D’évolution. De mise en conformité.
Nous nous transformons, pour nous conformer à une réalité qui nous a été vendue comme étant la résultante de lois de la nature.
Ce qui est faux. Seulement, celui qui ne le comprend pas ne sera probablement jamais en capacité de le faire. C’est comme ça, nous ne sommes pas tous égaux.
Et comme nous ne sommes pas tous égaux et que l’intelligence est une denrée rare (d’après nos chères statistiques et autres études) ; et comme la masse (ou norme) a tendance à faire de sacrés ravages sur la réflexion et l’évolution d’un groupe d’individus, nous ne sommes pas prêts de sortir de cette logique conçue pour nous inféoder.
Mais là, j’crois que j’ai perdu les mouettes, et qu’il ne me reste que mes adorables moutons. Je vous aime d’ailleurs.
En d’autres termes : cela va aller croissant. Nous sommes entrés dans une ère de Marketing pur. On calibre sa photo. On calibre son statut. On calibre sa passion. On fait de sa fonction – producteur salarié ou indépendant – une raison d’être.
On se raconte qu’on est heureux d’être… D’être quoi au juste ? Un maillon de la chaîne. Terriblement anonyme. Et l’on crève de n’avoir que 140 caractères pour tenter de s’offrir un nom.
Mais on le raconte quand même, dernier luxe de personnages ballotés par une histoire qui se fout de leurs propres aspirations.
La mode du storytelling n’est pas anodine. Nous nous racontons, car il ne nous reste que cette télé-réalité. Que cette vie, qui ne nous attend pas pour mourir.
Tu résumes très bien…tout !!! C’est comme cette mode du pitch à présent. Il faut apprendre à se présenter en vidéo les enfants. Dans un premier temps, je trouve ça ludique. Dans un deuxième temps, je me dis que ce n’est qu’une mode qui passera, comme toutes les autres, sans compter que la vidéo ça consomme énormément, et que c’est une hérésie de demander aux gens de « pitcher » en vidéo à l’heure où on lève le voile sur…la pollution numérique XD
Je pense qu’elle n’est pas prête de s’arrêter, malheureusement. L’addiction à l’image est telle que personne n’a intérêt à s’en passer, surtout si elle s’anime.
Et pourtant, tu le dis : on a un vrai souci de pollution numérique… et de pollution tout court. Que pèsent toutes ces vidéos dans le game de « l’émission » de CO² ?