Qui doit craindre l’Appel de Christchurch ?

« Dans les profondeurs indicibles de nos angoisses, il est une horreur que je me refuse à nommer, plus encore à décrire. Une abomination grouillante qui s’emploie à ramper sur nos âmes pour en dévorer la moindre substance. »*

À une époque où on (re)découvre le racisme de Lovecraft, voilà que les grands de ce monde lancent « L’Appel de Christchurch », pour une lutte numérique contre les « contenus terroristes et extrémistes violents ».

Le Grand Ancien de notre époque ? La haine, et sa facilité à se propager sur les réseaux sociaux.

Après les attentats antimusulmans de Christchurch en Nouvelle-Zélande, de grands pays, soutenus par de grosses firmes du numérique, nous signaient donc « L’Appel de Christchurch », manifeste à l’action 2.0 contre la haine en ligne.  L’appel, initié par Emmanuel Macron et la Première Ministre Néo-Zélandaise, est plein d’une série d’engagements que n’importe quelle opposition se ferait une joie de dénoncer, mais l’interrogation qui flotte pour beaucoup d’observateurs du digital est claire : qui doit craindre ce manifeste ?

À une époque où une vidéo de meurtre de masse peut rester des heures sur les réseaux sociaux sans que ces derniers ne réagissent, à une époque où les éditorialistes d’extrême-droite ont une place de choix à la télé ; qui doit légitimement craindre ce soudain durcissement de ton ?

Terrorisme et extrémisme violent

Parmi les euphémismes de notre époque se propagent ceux relatifs à la pensée fasciste. « Alt-Right », « Extrême-Droite », « Droite Décomplexée », « Conservatisme », « Polémiste subversif », les expressions ne manquent pas pour décrire une pensée toujours plus violente et haineuse portée par une caste dominante dite « de mâles blancs ». Augmentez la mélamine et vous verrez votre choix de qualificatifs se restreindre pour devenir assez vite le duo « Communautarisme intégriste » ou encore « Terrorisme ».

À ces différences sémantiques s’ajoutent novlangue et pléonasme mortifère(s) pour faire flipper la ménagère et vous avez la fameuse alternative : #TeamTerroriste ou #TeamExtrémismeViolent (luttons pour un extrémisme doux, mes frères…).

La perception de la violence des propos est à géométrie variable et selon le profil de son propriétaire, le couperet n’est pas le même. De « l’humour » au « franc-parler » en passant par le « compte piraté », nombreuses sont les personnes qui ne s’inquiètent pas trop de la réaction de leurs contemporains, et elles auraient tort de le faire car on peut désormais compter sur la #TeamOnNePeutPlusRienDire pour les défendre.

À condition d’être « dans le bon camp » quand même, sous peine de devoir s’expliquer des jours durant, en passant une batterie de tests pour vérifier que vous ne seriez pas « raciste anti-blancs ». Quand vous n’êtes pas directement accusé(e) d’être à l’origine du problème.

« Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

La Fontaine

Intouchables, car blancs ?

Le fait que dans nos sociétés la caste dominante soit à majorité blanche, de sexe masculin, quarantenaire-cinquantenaire, hétéro, culturellement chrétien et cadre, joue beaucoup dans l’idée qu’être blanc suffise à avoir son passe-droit pour les propos et actes haineux. Le fait que les actes (parfois terroristes) des suprémacistes blancs soient traités différemment des actes terroristes islamistes est également clairement un des nœuds du problème.

Si côté public la Gauche et la Droite se renvoient dos à dos le mythe du déséquilibré (comprendre qu’ils accusent chacun l’autre camp de bénéficier du bouclier « c’était un déséquilibré, rien à voir avec ses caractéristiques persos »), côté discours officiel, c’est pourtant bel et bien le terrorisme islamiste qui remporte la palme de la « zéro tolérance ». L’attentat de Christchurch semble être un point de pivot, puisqu’on parle enfin et ouvertement d’un acte terroriste. Cependant, on se souvient de l’attentat d’Orlando, qualifié pendant très longtemps de « tuerie de masse », là où le procédé était exactement le même : viser et détruire une communauté en raison de ce qu’elle est.

On s’interroge donc : y a-t-il un traitement différent en fonction du profil haineux ?

Haine caviar et haine Kronenbourg

Subventionnés par l’État (toi, moi, donc), de nombreux magazines se font le relais de la pensée raciste, LGBTphobe, sexiste, et j’en passe. C’est tant devenu un fond de commerce normal qu’à Gauche**, on se refile les unes comme on se montrerait des paninis à la récré.


Sans trucage : les trois dernières Unes de Valeurs Actuelles (je vous invite à faire un tour sur les autres)

Sélection de Unes de Le Point uniquement sur l’année 2019


Faisons l’impasse sur les sujets récurrents du Figaro, de Marianne, sur les sujets des Grandes Gueules de RMC, ou encore de l’émission « L’heure des Pros »… Évitons de parler des éditorialistes parfois condamnés par la justice pour racisme and co et toujours invités…

La Télévision, la radio, le cinéma et les hommes et femmes politiques ne sont pas en reste. Si on dénonce très facilement le racisme qu’on peut trouver chez des gilets jaunes, qu’on pointe systématiquement du doigt l’antisémitisme, l’homophobie et le sexisme quand ils sont d’origine populaire (au sens strict), nous n’entendons étrangement plus personne quand il s’agit de condamner une parole plus officielle, ou à défaut « plus noble ».

On attend toujours que le compte Twitter de Renaud Camus, considéré comme le papa de la théorie du grand remplacement et donc l’inspirateur des attentats de ChristChurch, soit suspendu… Même si ce dernier fait habilement attention à ses tweets, ses RT et certaines de ses tournures ne laissent aucune ambiguïté. Est-ce que son pédigrée, son nom, ses origines bourgeoises le protègent ?  

Ici, un excellent combo pour illustrer mon propos, un exemple de ce que Camus peut RT.

Dans la même veine, Agnès Cerighelli, désavouée par EnMarche, mais qui s’accroche, m’aura inspiré ce billet après plusieurs jours à twitter avec acharnement la même homophobie raciste sans que les signalements faits à Twitter n’y changent rien.

Et en tant que SJW notoire, je peux vous garantir que les tweets de cette femme ne font l’objet d’aucune sanction.

Mais qu’en est-il du quidam qui va s’exprimer sur les réseaux ? Est-il, lui, à l’abri ? Beaucoup moins ! En témoigne cette simple recherche sur Twitter où on voit pêle-mêle tous les comptes racistes and co se plaindre de suspension et de censure. Si ce sont majoritairement des comptes d’extrême droite qui se plaignent de l’impossibilité de « dire les choses » (paniquez pas, vos gurus continuent de prêcher la parole sur toutes nos antennes…), j’ai déjà vu des tweets de copains/pines se faire striker parce que signalés en masse par des communautés. Et parfois… Ce sont de simples comptes humoristiques et/ou artistiques qui sautent avec une précipitation qui n’est pas sans rappeler la trouille de Facebook pour les tétons féminins…

Pourquoi cette différence de traitement ? Parce que le mythe de la haine anonyme propagée par des internautes obscurs a la peau dure et qu’il arrange bien nos pouvoirs publics quand il s’agit d’agir. Pas besoin d’avoir fait l’ESJ pour voir sur les réseaux des gens utiliser leurs vrais patronymes pour y déverser leur haine. Un compte Facebook regroupe d’ailleurs les meilleures perles (je vous avais dit qu’on se les échangeait).

Mais surtout parce qu’on aime à croire que la haine ne provient que des couches inférieures de la population et qu’elle naît de l’absence de l’éducation.

Quand c’est dit par un employé ou un ouvrier, c’est raciste|antisémite|sexiste|homophobe, quand c’est fait par un bourgeois, c’est une parole courageuse et décomplexée, voire une analyse sociologique et historique. #VousNetesQueDesJaloux.

Le danger vient toujours des couches populaires

Ou de ses outils de communication. Et ça tombe bien, l’Appel de Christchurch est là pour encadrer les Réseaux Sociaux !

Point Godwin : On s’imagine souvent que l’horreur nazie a été rendue possible par une population stupide et apeurée qui aurait voté sans réfléchir, en oubliant que les instigateurs de la propagande, de la solution finale et tout le reste étaient des médecins, des philosophes, des gens très éduqués, justement.

Aujourd’hui, on a ce même mythe avec notamment le portrait erroné du gilet jaune moyen forcément raciste et au chômage (alors qu’il s’agit d’un groupe particulièrement hétéroclite). Il est très clairement entretenu par notre propre volonté de voir nos semblables comme moins méritants, mais les propos officiels et les projets de lois ne sont pas pour contredire cette idée.

Bref, ceux à contrôler et à punir ne sont pas ceux qui tiennent le pouvoir et la parole. Comme pour l’environnement, c’est la politique du « geste anodin » pour détourner l’attention des grands groupes pollueurs.

Extrait de l'appel de Christchurch

Ne nous y trompons pas, dans l’Appel de Christchurch, les gouvernements s’engagent à NOUS éduquer.

Qui doit craindre l’Appel de Christchurch, alors ?

À l’instar d’une mauvaise nouvelle de Lovecraft (certains y verront un pléonasme), les héros sans caractéristiques particulières coincés dans l’horreur de la scène seront les folles victimes d’une bande de cultistes occupée à faire renaître le Grand Ancien. L’histoire se terminera, après moult variations sémantiques sur le dégoût, par la victoire de l’Ennemi, celui-là même que les héros se devaient de combattre.

Parce qu’une partie de l’Appel de Cthulhu se finit rarement bien pour ses joueurs, il y a fort à parier que les grands perdants de ce genre de pétitions de luxe soient les victimes mêmes qui les font naître…

 
 
 
 
 

*Non, ce n’est pas une quote de Lovecraft, laissez tomber.

**Vous savez que je ne cache pas mon orientation politique.

unsplash-logoImage à la une d’après une photo de T. Chick McClure

Camille Gillet Écrit par :

Auteure - Storyteller freelance "Makes the world a Market Place"

8 Comments

  1. 16 mai 2019
    Reply

    Très intéressant et vaguement anxiogène …
    C’est dingue d’être une personnalité publique et se permettre de balancer des énormités pareilles. Enfin, dingue non puisque visiblement ça ravit les fans et laisse la justice sourde.

    Tu soulignes un point auquel je n’avais jamais prêté attention, le fait qu’un raciste anonyme, pauvre sera davantage taxé ainsi par rapport à un député qui sera «décomplexé» voire «courageux» avec le même verbiage.

    Bref as usual, excellent billet !

    • 16 mai 2019
      Reply

      Merci surtout à toi de l’avoir lu et d’en avoir eu le courage (vu le pavé) !
      C’est en voyant cette députée s’acharner tous les jours depuis quelques temps sur le même gars que j’me suis dit : « Mais attends, ya pas un manifeste à la con qui circule chez les cols blancs pour se donner bonne conscience, justement ? ».
      Bon, cet article est plus ou moins en lien avec le prochain qui arrivera (si je parviens à l’ordonner), et en soi, je ne sais pas s’il apprend grand chose aux gens, mais je trouvais que la question se posait.

  2. Arcamenel
    16 mai 2019
    Reply

    MERCI
    Oui je crie mais cela fait m’a fait un bien fou de lire cet article.
    Parce qu’il y en a marre d’accuser un groupe de personnes de tous les maux pendant que d’autres peuvent s’exprimer tranquillement. La différence? La couleur de peau.
    J’ai lu 1984 d’Orwell hier, il est malheureusement toujours d’actualité…
    J’attends ton article suivant.

    • 16 mai 2019
      Reply

      Merci beaucoup !
      Orwell, Huxley… Ils sont un certain nombre à avoir été pris pour prophètes, hélas :/

  3. 17 mai 2019
    Reply

    Merci, merci merci Camille pour cet article que je trouve on ne peut plus juste. Je m’indigne chaque jour contre les opérations de communication et les discours nauséabondes qu’on peut entendre et lire sur les réseaux (j’ose à peine imaginer l’ampleur de ce que cela représente à la télé) et je m’indigne aussi chaque jour de voir que beaucoup de personnes ne comprennent pas la grande farce dans laquelle nous vivons…. et face à l’absence de sens critique, de prise de recul et d’analyse collective.
    Ton article est limpide, je le partagerai sur mes réseaux pour en rajouter une couche auprès de ceux qui me suivent haha.

    • 17 mai 2019
      Reply

      Merci à toi !

      Je vois assez peu ce qu’il se dit à la télé aussi, car je ne l’ai plus, mais chaque fois que c’est partagé sur les réseaux, ça laisse songeur. Il y a une vraie hypocrisie qui date depuis un moment (j’en parlais d’ailleurs ici il y a quelques années), mais revoir ces mêmes paons fanfaronner protection de l’Internet bisounours, ça m’a fait dégoupiller.

      Merci pour ta lecture et ton partage, ça me fait super plaisir qu’il soit compréhensible et qu’il fasse écho ce texte !

  4. 14 mai 2020
    Reply

    Je te conseille, si tu ne l’as pas encore lu, le très bon essai signé Bertrand Métheust et intitulé « La politique de l’oxymore » (ISBN 978-2-71071-5730-0) et dont le sous-titre est « Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde ».
    J’ai adoré et je pense que tu ne peux qu’aimer 🙂

    • 14 mai 2020
      Reply

      Je ne connaissais pas du tout, merci beaucoup pour ce conseil lecture, ça a l’air hyper intéressant !

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