[Tribune] Elon Musk, parle-moi de ta souffrance


Nous voudrions tellement tout savoir « des gens qui réussissent », quand nous pensons déjà tout savoir de « ceux qui ne sont rien ».

Il y a une curiosité naturelle chez nous qui nous pousse à lire les pages d’un magasine pour connaître les déboires de nos stars, pour les faire descendre de leur piédestal et leur redonner un peu de cette mortalité qui nous cloue si cruellement à notre quotidien.

Les stars d’aujourd’hui sont accessibles grâce aux réseaux sociaux. Ce sont nos concurrents qui étalent leur réussite, ce sont nos « influenceurs inspirants » que l’on suit assidûment pour connaître les tendances. Ce sont les grands entrepreneurs et décideurs du monde d’aujourd’hui qui nous passionnent, bien plus que ne le font acteurs et chanteurs. Et comme pour ces derniers, nous voulons voir si nos dieux saignent.

Pour saigner, nous leur demandons de s’ouvrir régulièrement les veines au cours de rituels que l’on ne manquerait sous aucun prétexte. Heureusement pour nous, ils le font de très bonnes grâces sur tous les supports de communication possibles.

« Elon Musk, parle-moi de ta souffrance » sera un article-commentaire à propos de cette manie en Marketing à étaler ses échecs et ses doutes à la face du monde entier. En partant d’un statut Linkedin de Thomas Cubel, je réponds, coincée par la limitation de caractère du réseau, sur mon blog.

« Vous avez atteint la limite de caractères autorisés »

 
 

Image profil linkedin camille gillet

Je trouve qu’au contraire on communique énormément (et de façon presque indécente, voire vulgaire) à propos de nos échecs et de nos doutes, de nos sentiments et toutes nos « petites souffrances qu’il fait bon d’étaler en public ».

Il y a une véritable complaisance à s’exposer qui croît dans notre société.

Je n’accuserai certainement pas les réseaux sociaux, VGE le premier ouvrait le bal d’une médiatisation de la vie de l’homme politique, il y a 45 ans. Cependant, l’ouverture de la « toute communication pour toutes/tous » grâce à Internet a clairement généralisé ce marketing du privé.

Pour donner un goût d’Humain, on va « lever le voile ». C’est confession intime sur tous les devices, avec pour objectif l’engagement de sa communauté – et donc la transformation.

Il s’opère une confusion entre « l’émotion » et « l’émotionnel ». Nous ne vendons pas de l’émotion, nous vendons de l’émotionnel. Les Marketeux (dont nous faisons d’ailleurs partie toi* et moi, notamment) usent de ce levier « confidence en ligne » pour feindre une proximité et une fragilité qui permettent d’engager sa commu en la rassurant quant à notre authenticité, et plus important : notre humilité.

  • Nous avons d’autant plus de mérite à réussir, puisque nous avons [eu] des doutes et avons fait [ou faisons] des erreurs.
  • Nous sommes d’autant plus dignes de confiance, puisque nous faisons preuve d’humilité en remerciant les gens autour de nous, et en confessant nos failles.
  • Nos produits répondent mieux aux besoins de nos prospects, puisque nous les comprenons et leur ressemblons tellement.

Il est impossible, pour nous qui communiquons sur nos réseaux professionnels, à des fins professionnelles, de dire que cette proximité n’est pas feinte – ou du moins, faite à dessein. Nous communiquons sur nos réseaux pour vendre, toujours plus, notre marque. Naturellement, aucun expert en BrandContent ne ferait l’erreur d’avouer que ces émotions et ces mots sont là dans un but précis.

C’est bien pour cela que nous répétons très hypocritement à l’envi que si nous prenons la parole pour « partager nos expériences, nos « petites tranches de vie », nos parcours semés d’embûches », c’est par souci de véracité, d’authenticité, de proximité chaleureuse et humaine.

  • Nous, nous sommes l’exception de celles et ceux qui utilisent ces leviers de marketing de l’émotion à des fins lucratives.
  • Nous, nous sommes le petit flocon de neige qui parle aux autres flocons de neige.
  • Nous, nous sommes dignes de confiance quand on use de ces biais, continuez donc de nous donner ce qu’on recherche.

D’ailleurs, des statuts, articles, pages, profils qui pérorent à propos d’une exceptionnelle sincérité et d’un « manque d’Humain dans la communication » sont loin d’être rares. Ces mêmes contenus orientés confessions-fragilité sont devenus une norme à laquelle la marque (surtout quand il s’agit d’une personne) ne peut plus se soustraire.

Répondre à ces statuts par ses propres lieux communs pour valider ce qui fait totalement consensus est devenu tout aussi impératif que le fait de les répandre. Cela fait partie du « Noble Jeu » auquel nous consentons tous à partir du moment où on fait du Marketing.

C’est comme ça que « l’échange » (au sens finalement plus commercial du terme) peut se faire entre l’auteur du propos et son lectorat.

Mais dans cet écosystème, je ne vois vraiment pas comment on peut :

  • Déplorer une absence de parole (je ne dis pas « de discussion ») à ces sujets.
  • Déplorer une absence de prise de conscience de leurs enjeux.

L’Humain n’a jamais été autant au coeur des stratégies marketing des entreprises, et n’a jamais autant été un produit de grande consommation. Lui aussi a ses caractéristiques que l’on égrène à l’occasion de posts tels que celui-ci* : faillible, émotif, reconnaissant, plein de courage… Le storytelling fonctionne parce qu’on a « héroteasé » (si on me passe le double jeu de mots) le quidam ; du consommateur engagé à l’entrepreneur victorieux, en passant par le citoyen avisé et le politique démagogue.

A l’assertion que tu fais « On ne parle pas assez des échecs et des moments difficiles », je réponds qu’au contraire, nous sommes perfusés à ces mythes rebrandés, jusqu’à croire aux fameux « débuts dans un garage » qui nourrissent très abondamment l’illusion du mérite.

Illusion nécessaire au maintien du statut-co social entre le faible et le fort. Qu’il soit citoyen ou consommateur.

Mais, outre la critique morale et politique que je fais de ce genre de propos (ceux que tu tiens*), je souhaite ici répondre que s’il existe encore des gens pour dire (voire penser) que nous ne nous intéressons jamais à ça, c’est parce que les gens payés à rendre ça naturel sont doués.

C’est parce que ces gens, ces storytelleurs, ces Marketeux, ces gens comme moi, comme les conseillers communication des Politiques|Entreprises|Églises, ces gens font bien leur travail. Ces gens font bien leur travail, car on résume aujourd’hui l’Humain à ses émotions, et qu’on en fait une monnaie d’échange, voire une marchandise.

Loin d’être des topics et prises de parole isolés, ces postures et « témoignages » sont autant de mouches jetées à l’eau pour attraper le poisson. Et ça mord, en pleurnichant plus moins sur la dureté de la ligne et la froideur du pêcheur… Mais ça mord tout de même.

 

 

* « toi » et « celui-ci » font évidemment référence à Thomas et à son post, que je remercie vivement pour avoir fait naître cette réflexion chez moi.

 
unsplash-logoPhoto à la une par Bernard Hermant

Camille Gillet Écrit par :

Auteure - Storyteller freelance "Makes the world a Market Place"

8 Comments

  1. 6 mai 2019
    Reply

    Bizarre, encore un chouette article, très étonnant venant de toi :p
    Merci pour cette réflexion. J’aime particulièrement ce passage : «Nous sommes d’autant plus dignes de confiance, puisque nous faisons preuve d’humilité en remerciant les gens autour de nous, et en confessant nos failles.»
    C’est malheureusement si vrai …

    • 6 mai 2019
      Reply

      Ah-ah, merci ^^

      Il faudrait que je creuse, sans doute, car il y a d’autres choses à dire sur le marketing émotionnel et sa généralisation, mais c’était intéressant de me rendre compte sur le moment quand j’ai voulu rep qu’en fait, on en fait presque tout le temps. Et ça apporte une vraie caution « bio » aux gens. C’marrant parce que je planche sur un énorme billet à propos des comptes certifiés (j’ignore quand il verra le jour, d’ailleurs), et c’est intéressant de voir la mécanique de la confiance automatique en fonction des signaux perçus par le public.
      Bref, c’était fun. Merci à toi comme toujours de lire !

  2. Simon
    6 mai 2019
    Reply

    Typo ‘car que on’

  3. Papy
    7 mai 2019
    Reply

    A l’envi non à l’envie

    • 7 mai 2019
      Reply

      Non, l’expression « à l’envi » ne prend pas de « e ». C’est à force de me faire corriger que j’ai fini par le retenir. D’après le Figaro qui s’est amusé à expliquer l’expression « L’envie sort du latin invidia, «jalousie, haine», qui a donné le désir… L’envi vient d’invitare, «inviter», qui se prolongea dans un verbe envier en ancien français. » (ce que j’ignorais, d’ailleurs).

      Bah alors, papy ? On n’a plus son bled :p

  4. 7 mai 2019
    Reply

    Intéressant. Le risque avec cette mode est d’atteindre rapidement la limite de saturation… autorisée ou non ! Pour ma part, je commence à en avoir par-dessus la jambe des émotions et auto-analyses, aussi bien celles de monsieur tout le monde que celles d’Alan Musk, d’un people ou d’un industriel ou homme d’affaires.
    J’ai tendance à m’intéresser plus à ceux et celles qui se font discrets sur le sujet et qui parfois ont autant voire plus à nous apprendre.
    Bon, y’a sans doute un peu (beaucoup) de mon esprit de contradiction qui s’en mêle…

    • 7 mai 2019
      Reply

      Pareillement, mon seuil est dépassé depuis un moment. Ce n’est pas tant parce que je trouve ça indécent que répétitif en plus.
      Mais je pense qu’on va y avoir droit encore un moment.

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