C’est en bouffant un bête sandwich sur ma terrasse (un jambon-beurre somme toute classique), et en discutant avec ma moitié que cette réflexion m’est apparue. Sorte d’épiphanie digestive, si vous voulez.
On évoquait notre esprit de rébellion, nos incapacités à rester à notre place, à accepter l’humiliation en silence et à supporter le manque de respect – fût-il hiérarchique. Bref, entre deux bouchées, on se racontait nos anecdotes de punks, en comparant plus ou moins notre insolence du moment, sortes de petites médailles du soumis qu’on polit de temps en temps pour se rappeler qu’il nous arrive d’avoir une personnalité.
Et là, j’raconte qu’au final, en dix ans d’intérim’, je n’ai jamais connu une mission sans un « clash ». Un truc avec un client, un collègue, un supérieur ; peu importe. Un moment où je dis « non ».
Non à la façon dont on me parle. Non à une tâche qui ne m’était pas dévolue. Non à la soudaine gratuité de mon travail… J’ai envoyé chier, disons-le, clients, directeurs régionaux, PDGs, avec une constante dans le verbe : peu importe à quel point tu méprises mon travail, si insignifiante que je sois pour la Start’up Nation, tu peux aller te faire cuir le cul si tu crois réellement que me payer te donne le droit de me parler/traiter comme ça.
Et là, j’ai cette phrase pleine de l’intelligence et lucidité (et modestie) qui me caractérisent :
« C’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que j’ai jamais été prise en CDI, peut-être que ça se voyait sur ma gueule qu’on n’allait pas lui marcher dessus… »
La vérité sur ton entrepreneur chéri
Parmi la tonne de clichés sur l’entrepreneuriat, tu as surtout le principe de liberté. Que ça serait très libre un entrepreneur, que ça serait très fort un entrepreneur, que ça serait très disruptif un entrepreneur…
Que c’est surtout un putain de rebut, en fait !
À l’image de la schizophrénie ambiante consistant à dire qu’il faut être différent, mais comme tout le monde ; Disruptif, mais adapté ; Autonome, mais sachant appliquer à la lettre un brief ; On a le principe de la personnalité qui sait se fondre dans le groupe. La grande gueule qui la ferme.
J’aime bien dire ça, mais le premier truc qu’on t’apprend à l’école c’est à colorier sans dépasser sur les bords.
Essaye de faire un ciel orange et mate un peu la crise d’épilepsie de l’autorité… Est-ce une incompréhension de la consigne ? Est-ce que l’enfant est débile au point de ne pas savoir que le ciel est – évidemment ! bleu ? Ou… pire : serait-il en train de défier l’autorité et donc cela serait un moyen pour lui de…
C’est une menace ? pic.twitter.com/6bzecKeDZh
— Slim Berhoun (@Slim_Berhoun) 14 mai 2018
La vérité est qu’on a peur des gens qui sortent du cadre (et c’est le principe même de tout créatif, de tout « rêveur »), non pas parce qu’ils ne servent à rien, mais parce qu’ils remettent tant le monde dans lequel ils évoluent en question, qu’ils sont forcément ingérables en entreprise.
Ces « gosses attardés ou rebelles » qui dessinaient un ciel orange, ces personnalités mises au banc de l’école ou de l’entreprise, finissent souvent entrepreneurs.
L’attraction irrésistible de l’inadapté
Je vais parler de moi, et ça va être un pavé.
Pendant mes dix années d’intérim’, je me suis souvent retrouvée confrontée à une réalité très particulière : celle de faire des métiers qui sont très peu qualifiés, très peu intellectuels, avec une hiérarchie qui me craignait. Je suis très sérieuse. Je ne compte pas le nombre de missions où j’ai dû assurer que non, ça ne me gênait pas d’être en « décalage ». Non, ça ne me gênait pas de nettoyer – littéralement – de la merde et du sang. D’avoir des gens qui me hurlent dessus au téléphone. De faire dix fois le même geste pendant le quart d’heure.
Non, ça ne me dérangeait pas.
Pourtant, on se dit qu’un esprit « rebelle » comme le mien détesterait ça, non ? Au contraire, des tâches simples me reposaient. Faire des tâches répétitives permet de réfléchir en même temps. Et j’aime bien réfléchir. Et puis fallait que je bouffe aussi, dois-je vous rappeler que je bosse depuis mes 17 ans ? Bon, donc, on fait des ménages.
Mais allez savoir pourquoi, apparemment, le simple fait d’être perçue comme « différente », mettait mal à l’aise les supérieurs, et alors… alors j’ai vu une ribambelle de techniques managériales destinées à m’intimider, à me briser, à me faire comprendre que j’avais pas à moufter. En vain, comme « L’Histoire le démontra ». Mais j’aime bien jouer les imbéciles et satisfaire les petits égos des petites personnes.
Donc tant que ça ne dépassait pas un seuil d’irrespect, ça m’allait…
Seulement voilà, avec le temps, en prenant de l’âge sans doute, tu « prends la confiance » comme disent les jeunes. Et ça se sent. La dernière escarmouche en date est une manageuse qui me reprochait d’écrire « trop soutenu » dans les mails clients, d’être trop… trop qualifiée. J’en voulais pas de son poste, contrairement à ce qu’elle a cru et que j’ai fini par savoir. J’en voulais pas de son poste, et ça s’est mal terminé parce qu’elle a essayé de me « remettre » à ma place, des fois que j’ai des ambitions, tu vois ?
J’me retrouve donc un jour, après six mois de bons et loyaux services, convoquée en salle de conf pour « faire un point sur ma place dans l’équipe ».
Là, je vois toute la misère managériale passer sur ses traits. Elle essayait de bien faire, d’être pro comme il faut. Je n’en doute pas. Mais c’était un spectacle d’une tristesse infinie. Il était question de me rappeler que ma place était avec les autres (note : à faire des fautes à chaque phrase), et que ma mentalité, de toute façon, ne collait pas avec l’entreprise.
Combien de fois on m’a dit ça ? D’ailleurs, ces personnes ont finit par ne plus coller, elles non plus, à la mentalité de l’entreprise…
Bref, elle a donc décidé de me faire comprendre qui était la chef. Où était le cadre. De quelle couleur était ce putain de ciel. Elle m’a rappelée que mon contrat s’arrêtait le vendredi. Qu’il n’y aurait rien pour moi ensuite, qu’elle était seule juge de mon destin et de mon avenir, véritable Moire d’un renouvellement de CDD précaire.
Vous savez ce que j’ai fait ? J’ai ri. J’ai ri, et je suis retournée à mon poste en me demandant s’il était réellement concevable que l’Humanité puisse accoucher de quelqu’un qui me reproche, sereinement, de bien m’exprimer à l’écrit.
Le vendredi est arrivé. Mon contrat était terminé. Je me suis levée, j’ai pris mon petit tapis de souris que j’avais amené pour que ça glisse mieux, mes dessins – car j’aime bien décorer au bureau mon bureau, j’ai fait la bise aux collègues, et j’ai plié bagage. La manageuse m’a interpellée :
« Mais… tu reviens, lundi, non ?
— Non. Tu m’as dit que je ne te convenais pas, que mon travail ici était terminé. Alors je m’en vais.
— Non, mais je… enfin, on allait te renouveler, hein ! Tu sais, j’ai personne sur ton poste lundi si tu t’en vas !
— C’est ton problème, ça… C’est toi la boss. »
Un mois plus tard, je montais ma boîte, et je décidais de le faire violet, ce putain de ciel.
Avec des paillettes.
C’est hallucinant cette histoire, même si en creusant un peu, c’est cohérent… On ne veut pas d’employés trop qualifiés, trop instruits, trop malins… Des fois qu’ils l’ouvriraient, pire seraient un peu politisés (des sueurs froides pour les supérieurs !). Il y a eu des époques où les ouvriers lettrés étaient l’objet de suspicions particulières…
Je pense que cette époque n’est pas terminée. J’ai déjà vu des recrutement se solder par des échecs, parce que la personne était jugée « trop intelligente » ou « trop cultivée » pour l’équipe qu’elle allait intégrer, et donc « potentiellement non-manageable » ou pire : « risquerait de s’ennuyer avec ses collègues ».
On redoute assez souvent ces gens parce qu’effectivement, ils remettent les choses en question, non pas pour les dominer ou détruire, mais bien souvent pour les améliorer. C’est, malheureusement, assez peu compris. J’ai un début de billet qui traîne d’ailleurs sur le mouton à cinq pattes, et il doit faire suite à celui-ci ainsi que l’autre plus récent, mais on va y aller doucement, l’année commence à peine.
Tiens d’ailleurs ça me rappelle ce passage mémorable sur le plateau de BFM où un journaliste a dit, passablement énervé à un gilet jaune que ce n’était « pas un vrai gilet jaune » car il « parlait trop bien » !
Mépris de classe qu’on retrouve partout et qu’on a autant intériorisé et normalisé que le sexisme ou le racisme. D’ailleurs, pendant longtemps j’ai nagé dedans (petite bourgeoise persuadée que les pauvres étaient aussi feignants qu’analphabètes), avant de commencer à voir les choses telles qu’elles sont : il y a certes des réalités socio-économiques indéniables, mais l’Humain a la faculté de surprendre, donc mieux vaut éviter les généralité méprisantes.
« Que c’est surtout un putain de rebut, en fait ! » Ah ba voilà, je me disais aussi. J’adore ton article. Le côté intérim, c’est ma moitié tout craché. Au bout de quelques semaines / mois, il termine la mission et zou ! Il ne supporte pas – et à juste titre – le moindre comportement irrespectueux. Pour moi, c’est… le reste « pourquoi elle sort du rang celle-là? Ta remontée pour amélioration? ouais elle est transmise… un retour ? Ah nan mais ça ne marche pas comme ça hein ! ». 2 jours plus tard, convocation pour me rétrograder
« – Concrètement, niveau professionnel, tu as eu un retour ?
– Heuuuuuu c’est-à-dire…
– Est-ce qu’un client est revenu insatisfait, ou est-ce qu’une solution était inadaptée ?
– Non non ton travail est impeccable. »
Bref.
Moi, mon ciel, il est des couleurs de l’arc-en-ciel. Non je ne me drogue pas. Mon fils préfère le vert.
Belle journée Camille !
On n’a pas fini avec les profils atypiques, ni avec les voies de traverses leur permettant de s’exprimer (heureusement !). Enfin, en espérant que cela ne soit pas nécessairement à condition de précarité…
Courage et excellente journée aussi !