Pourquoi la novlangue au travail est un grave problème

Le problème avec les anglicismes présents dans notre nouveau monde « So Digital » n’est pas qu’ils soient ridicules ou vides de sens. Le problème vient de l’inquiétude immatérielle qui commence à nous gagner : et si ces mots n’étaient pas que des punchlines et autres concepts, destinés à marketer des produits ?

« Bah oui » avez-vous peut-être envie de me répondre, comme s’il s’agissait d’une évidence sur laquelle il y a consensus…

Eh bien dans ce cas, s’il y a marketing, quel est le produit ?

Sur la question des anglicismes, on a une tripoté d’articles qui les listent, se moquent. C’est marrant, ça nous fait du bien à tous, comme s’il fallait conjurer un sort par un rire. Mais au fond, cela nous met tous mal à l’aise. Au fond, nous savons que ces termes nous cachent quelque chose.

 

En 2018, ne dites plus « Consultant en transformation numérique » mais « Digital evangelist »

Même si ces mots viennent souvent des univers anglo-saxons et ont été inventés pour correspondre à des innovations technologiques ou « sociétales », ils naissent parfois pour des raisons aussi vieilles que l’Humanité : la vente, la conquête, l’adhésion ; en un mot : le contrôle.

D’après Wikipédia : « Le ou la novlangue (en anglais Newspeak) est la langue officielle d’Océania, inventée par George Orwell pour son roman 1984 (publié en 1949) […] Le principe est simple : plus on diminue le nombre de mots d’une langue […] moins les gens sont capables de réfléchir, et plus ils raisonnent à l’affect. […] C’est donc une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées potentiellement subversives […] Hors du contexte du roman, le mot novlangue est passé dans l’usage, pour désigner péjorativement un langage ou un vocabulaire destiné à déformer une réalité, ou certaines formes de jargon. […]»

D’après le Larousse : « Langage convenu et rigide destiné à dénaturer la réalité. »

 

One-to-one, Focuser, From scratch, Quick et Win-Win, Benchmark…

On associe tous ces nouveaux mots à la Novlangue. On aime beaucoup considérer qu’il s’agit de l’incarnation de celle-ci. Pas seulement parce qu’il y a des gens comme moi qui se la pètent « Digital Thinkers » et qui le disent… Non. On a tendance à utiliser naturellement ce terme pour deux raisons :

  • La 1ère est qu’il est transparent, et dit clairement « Nouvelle langue ». Ce qu’est le jargon du « digital ».
  • La 2nd, en revanche, tient plutôt au fait que nous avons intériorisé ce concept de « Novlangue ». Comme pour « Big Brother » d’ailleurs. Et nous savons instinctivement reconnaître ces « nouveaux mots ».

D’instinct, nous rangeons ce langage dans la catégorie « Novlangue », parce que nous savons qu’il n’est pas seulement là pour nommer ce qui vient de « naître », non. Nous savons que cela renomme aussi l’existant, cela redéfinit… Le réel.

Et la définition du Larousse est en ce sens très intéressante. En la mettant en perspective, on rigole déjà beaucoup moins de ces « BuzzWords »…

 

Redéfinir le monde en se passant de sa comprehension…

Le phénomène n’est pas nouveau, et ne touche pas seulement les anglicismes. On va parler de « défi » pour dire que le taff nous demande trop, nous pressurise et teste toujours plus nos limites. Et quand on veut vraiment bien faire, on optera plutôt pour le mot « challenge ».

Ce qui donne trois phrases possibles :

  • « J’en peux plus, je suis surmené, on m’en demande trop, et je n’ai le temps de rien. »
  • « Ce travail me présente régulièrement des défis que je dois relever. »
  • « Je ne m’ennuie jamais, je suis toujours challengé à ce poste ! »

Comme si le fait de changer de mot permettait de changer la réalité. Je parlais de Marketing tout à l’heure, ces mots sont là pour nous vendre un rêve. Celui d’une société connectée, heureuse de l’être, où l’Humain serait en permanence dans un cycle de production en parfaite symbiose béate avec la machine.

On nous vend notre propre travail, nos propres excès de société… Car oui, on ne dit pas « Cliché égocentrique permettant de prouver à tout le monde qu’on a un vrai problème de rapport avec sa propre image ». On va plutôt dire « Selfie ». C’est si joli…

Quant à la question de réfléchir à la raison pour laquelle on va utiliser ces mots plutôt qu’un autre, on la laisse volontiers aux articles dans le genre de celui que vous lisez. Le genre d’article qu’on va tous partager sur LinkedIn en se disant que c’est profond… Mais en n’oubliant surtout pas d’y mettre des « Hashtags » et « Smileys » pour les faire « Buzzer » dans nos « Timelines ».

 

…Et l’aseptiser pour ne plus blesser nos âmes sensibles

 

Comme si balayer le négatif permettait de l’interdire, de le faire disparaître.

 «  […] « Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. […] Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. […] » »

Syme parlant à Winston de son travail de réécriture du dictionnaire du Novlangue. Extrait de 1984, G.Orwell.

 

S’il n’est question ici que de langage « Corporate », et de sémantique appliquée au monde du travail, j’aimerais vous interroger sur la disparition progressive des concepts négatifs… Typiquement, l’opinion contraire sur les réseaux sociaux est regroupée sous deux mots : « haters » et « troll »… N’est-ce pas amusant ?

À quoi cela sert ? S’il n’y a plus de mots pour décrire les choses négatives, les contrariétés ; si l’on balaie de nos vocables, de nos « moods » les « bad feelings », que reste-t-il ? Rien, si ce n’est la bonne marche huilée et ordonnée de l’entreprise. Le fameux « langage corporate de la corporation ».

Et dans un monde (distopique, n’est-ce pas ?) où la Novlangue est étalée sur chaque étiquette, chaque publicité, dans un monde où elle a tout infiltré et lissé de ses concepts calibrés, de ses pensées homogénéisées ; dans ce monde, une pensée (et/ou une personne) différente sera traitée de quelle manière… ?

 

De l’émergence des faux rebelles

Dans cette uniformisation progressive des acteurs de l’entreprise, dans ce maëlstrom de profils qui se ressemblent toujours plus (coucou LinkedIn !), il y a un étrange persona paradoxal : le flocon de neige. Vous savez, ce persona qui est « corpo, mais pas vraiment ». Ou inversement « Ce rebel so disruptif qui adore pourtant travailler en team… ».

Le concept de hacking et de disruption qu’on voit souvent placardé partout dans nos réseaux est lui-même dévoyé… Parce que dans cette sorte de « New Start-up Order », on ne hack et on ne disrupte qu’AVEC l’aval de ceux qui posent les règles. On ne le fait qu’avec l’adoubement des autres habitants de cette mer. Bref, on ne fait que tourbillonner dans son verre d’eau, bien rangés à la place qui nous a été attribuée.

Par exemple : il est autant à la mode de dire « Digital » que de s’insurger contre la mauvaise utilisation de ce mot, en voulant absolument lui préférer « numérique ». Je le sais, j’ai déjà fait un article dessus qui a eu du succès. Et il en a eu pourquoi ? Parce qu’il « casse des codes » en se roulant dans d’autres… Il répond à une cible déjà bien définie, il sert la soupe, quoi.

C’est mon métier de faire croire qu’un concept est novateur. Nous sommes nombreux à vivre du rebranding de notions que vous connaissez déjà, et que l’on vous vend comme étant des révolutions. Je fais partie de ces « rebelles utiles ». Vous serez aimables de ne pas remplacer par « idiots ».

 

Ramener les brebis dans le troupeau

Je parlais de contrôle tout à l’heure, et c’est l’enjeu de ces nouveaux mots.

Contrôler le sens que vous donnez aux choses, contrôler les émotions que vous y attachez, contrôler de grandes masses en vous permettant d’écarter tout ce qui est négatif, tout ce qui pourrait troubler votre béatitude…

On adore rattacher nos temps à ceux dépeints dans 1984, mais si la Novlangue est belle et bien en place, nous oublions que nous l’utilisons pour bâtir un « Meilleur des Mondes », où tout n’est que soma, drogue douce aux oreilles et à nos intellects.

Que de challenges ! Que de best-efforts !

Voilà une horde de gens prêts à tout donner pour la corporation, cette nouvelle structure qui prend le pas sur l’État, la Famille, etc.

Voilà des éléments forces de proposition et en phase avec le spirit de la start-up…

Nous voilà tous prêts à gonfler des pec’s parce que nous sommes « Storyteller », « Content Manager » « Lead Project »… Là où, dans ce vieux siècle qu’a été le 20ème, ce siècle de barbaries, nous étions des « Rédacteurs », « Scribouillards », « Nègres », « Chefs », « Photographes », « Dessinateurs ». Employés. Salariés. Enchaînés.

Comme le monde a changé depuis que nous avons rebrandé nos métiers ! Comme nos existences « font sens » désormais !

Comme il est facile aux repas de famille d’expliquer ce qu’on fait dans la vie…

N’est-ce pas ?

 

 
 
 

unsplash-logoImage à la une d’après une photo de Omar Albeik

Camille Gillet Écrit par :

Auteure - Storyteller freelance "Makes the world a Market Place"

4 Comments

  1. 2 novembre 2018
    Reply

    Je viens troller ton article, quitte à passer pour un hater 😉

    Il y a bien une ressemblance entre la novlangue de « 1984 » et la « novlangue digitale » : c’est l’apparition de nouveaux mots ayant un sens parfois très large et très vague.
    Mais, surtout, il y a des différences énormes !

    Dans « 1984 », la novlangue est créée dans un but bien précis : interdire la critique afin de conserver le pouvoir sur la population. C’est donc un travail de sape volontairement mis en place par les dirigeants politiques. Les anciens termes deviennent peu à peu interdits, ceux qui les utilisent sont harcelés, torturés et assassinés. Charmant.

    La « novlangue digitale » est bien loin de ça. Ici, les mots sont créés par des leaders charismatiques et ils sont adoptés (ou pas) par des millions de personnes, De mon point de vue, c’est tout simplement une extension du langage qui émerge pour répondre aux besoins nouveaux de la culture digitale. Personne n’est obligé de l’adopter : chacun est parfaitement libre de s’exprimer avec les anciens termes ou d’adopter les nouveaux.

    De ce fait la « novlangue digitale » respecte la liberté, alors que celle de « 1984 » veut la détruire.

    • 2 novembre 2018
      Reply

      Non, ça n’est pas du troll François, nous ne sommes juste pas d’accord ^^

      Je pense tout l’inverse (et je l’explique dans l’article), je vois les deux langages sous le même but.
      Je vais juste expliciter sur un seul point que tu soulèves mon point de vue (comme ça, je ne paraphrase pas le billet) : au sujet de la liberté d’employer ou non le terme. Ya deux ans, j’avais écrit un article pour poser la question de l’utilisation de l’écriture du mot « clef » à l’ancienne ou à l’usage actuel (clé). Et je parlais de référencement naturel pour dire que peu importe nos convictions, le choix performatif nous était imposé. A une époque, d’ailleurs, on était parfois obligé de faire des fautes pour que ça ranke.
      Prenons le mot « digital » qui en Français ne veut absolument pas dire numérique. Si on l’utilise, ça n’est pas par choix, mais par norme.

      Le vocabulaire d’une personne renseigne sur son niveau socio-culturel, sur l’appartenance professionnelle. En ce sens, c’est moins un choix qu’une résultante d’un certains nombre de facteurs externes. Tu vas préférer un mot à un autre plus seulement parce qu’il a un sens, mais parce qu’il a un sens perçu. Et ce qui compte aujourd’hui n’est plus le sens réel, mais le sens reçu (la réception du message par rapport à sa réalité).
      Prenons l’exemple du terme « autonome ». Tu demandes à quelqu’un ce que veut dire quelqu’un d’autonome, la personne te répondra que c’est une personne indépendante financièrement, etc. etc. Or, sémantiquement, dire de quelqu’un qu’il est « autonome et indépendant » n’est pas du tout un pléonasme. Autonome veut en réalité dire « qui se fixe ses propres normes ». Mais dans un discours, que tu aies raison dans ton utilisation du terme ne comptera pas. Ce qui va compter c’est le fait qu’une personne va t’interrompre, penser te corriger, quitte à faire une faute (et les exemples en règle de Français sont absurdement légion. En revanche, j’ai pas du tout le niveau pour t’en citer de bons (à part peut-être le verbe « faire » qui fait souvent chier, bref)).

      Revenons sur l’univers sémantique numérique. Dire qu’on va « se challenger » n’a rien à voir avec l’évolution technologique. C’est un biais de langage purement managérial. Et on retombe sur l’effacement progressif de la notion de pénibilité au travail (d’où le parallèle de l’article avec 1984 et l’extrait que j’ai proposé).
      Quant aux termes dits « issus du numérique », ils ne sont pas toujours issus, justement. On voit de plus en plus d’expressions naître pour remplacer d’anciens mots sans rien apporter au sujet autre qu’une surcouche sociale.

      Quelqu’un de « normal » va dire qu’il mange un bol de soupe, quelqu’un de branché qui lit GQ va dire qu’il incorpore à sa routine healthy un bowl de [insérer un truc plus ou moins asiatique]. Le langage va te différencier d’une caste à une autre, et formater ta pensée, te rattacher aux normes de cette caste, par extension à sa morale. En d’autres termes, il t’impose un cadre spirituel qui, à mon sens, hein ! est éloigné de toute notion de liberté.

      Que le fascisme (intellectuel et/ou corporel) procède de la violence d’un moustachu, ou de la domination d’un leader charismatique de la sillicon valley, le résultat est le même : une caste en domine une autre en lui imposant des codes. Le vrai talent d’un dirigeant est de le faire avec le consentement de ses pupilles. Machiavel l’explique très bien au travers des humeurs, même s’il restait persuadé qu’il faut faire usage de la force militaire (l’aurait-il été après l’invention du capitalisme et de la mondialisation ? J’en crève qu’on ne sache jamais :/). C’est toujours un rapport d’équilibre entre la domination des uns et la soumission volontaire des autres.
      J’ai l’air de digresser, mais pas tant que ça, je veux rebondir sur la notion même de liberté. Est-ce qu’une norme à laquelle tu adhères par conformisme, éducation, et obligations sociales est une norme librement épousée ?

      Peut-on évoluer dans le « digital » sans adopter les codes et langages qui nous permettent d’êtres acceptés et compris des gens y évoluant ? Je suis persuadée que non, c’est pour ça que je rejette la notion de liberté et que je traite les deux novlangues sur le même plan.

      Ton intervention était au contraire très intéressante, merci !

  2. 20 décembre 2018
    Reply

    C’est excessivement énervant de constater à quel point tu touches les détails sensibles.
    Je prends en exemple mon propre cas:
    Je suis salarié d’une grosse boîte, de celles qui font le paysage industriel historique de la France, de celles qui font souvent l’objet de critiques, plus ou moins valides.
    Depuis peu, il est question de challenger les salariés, les sortir de leur zone de confort pour améliorer leur lead et leur valeur au sein de l’entreprise. Il est question de transformation numérique, de disrupter les habitudes pour renouveler les teams.
    Les fiches de postes ont été renouvelées en conséquence, les titres de ces postes ont muté pour ressembler à ceux en vigueur dans les SSII d’il y a qque années, le discours lui même s’est novlanguisé, j’y retrouve l’ensemble des termes que tu as évoqué, les patrons sont devenus des managers, sans même savoir/comprendre ce que ça veut dire.
    Est-on devenus meilleurs, plus compétitifs, plus corporate? Je ne le crois pas, mais ça fait joli, c’est plus simple pour contrôler les salariés qui n’y comprennent pas forcément grand chose, et ça me dérange, parce que, finalement, 1984, c’est hier, mais on y va à grandes enjambées. ..

    • 20 décembre 2018
      Reply

      Merci pour le compliment !

      C’est fou que ça soit récent ce vocable dans ta boîte, j’aurais pensé que justement de gros groupes (je suppose peut-être à tort que c’en est un) avaient adopté bien plus tôt ce tournant managérial.
      Et tu le dis : c’est pas forcément plus efficace en plus. En revanche, on est tous « chef de projet » sans personne à « cheffer », si ce n’est nous-mêmes (et je pense que ça entraîne plus de stress et administratif pour rien – les réunions avec powerpoint pour décider de ne rien faire !).

      Le pire, c’est que je ne sais pas si c’est parce qu’on veut plus de contrôle, ou parce qu’on veut vivre dans une publicité… Mais ça revient au même dirait Beigbeder. Merci pour ton commentaire !

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